Petits fous-rires du matin grâce à Léon Bloy

Lettre de Léon Bloy à Léon Bellé dans L’invendable.

 

Mon cher Léon Bellé… l’affiche est amusante, mais pourquoi veut-on à toute force que Cochons-sur-Mame soit Lagny et non pas Meaux ou Château-Thierry ? A qui faire croire que les pourceaux sont tellement rares sur les berges de l’antique Matrona qu’on ait pu les localiser dans l’unique trou honoré quatre ans de ma présence ? Quel enfantillage !

Même observation pour l’épigraphe lumineuse de la page 85, que peuvent revendiquer tant d’autres villes, chefs-lieux de cantons, chefs-lieux d’arrondissements, de départements ou capitales de provinces, conchiées, en 70, par des bourgeois crevant de peur sur trente rivières.

Vous qui savez lire, mon cher Bellé — seul peut-être dans toute la Brie, — vous seriez sans excuse de ne pas comprendre que je suis une espèce de romancier et qu’on s’expose, en l’oubliant, des gaffes très-ridicules.

Cette vocation m’oblige à observer les autres hommes. Je ne peux pas plus m’en empêcher que le cheval de faire du crottin. Un infernal séjour de quatre ans dans une petite ville sotte et crapuleuse devait donc avoir pour conséquence un amas considérable de notes et de croquis. Les gueules des bourgeois étaient trop tentantes, vraiment, trop précieuses !

C’est ainsi que travaillent les romanciers. Que dirait-on si on apprenait que je n’ai pas utilisé le quart de mes observations et qu’il m’en reste encore pour plusieurs volumes ?

Mais bon nombre de ces imbéciles ont dû être singulièrement désappointés. Ignorants de la littérature et de l’art autant que les plus fangeux tapirs, mesurant l’âme d’un
écrivain à leurs basses âmes et se sentant avec cela fort merdeux, ils ont dû croire idiotement et salopement, comme il convenait, que j’avais employé les quatre susdites années à épier avec soin leurs turpitudes. Ils ont cru que j’allais divulguer leurs canailleries boutiquières, leurs adultères ignobles, leurs incestes, leurs infanticides ou parricides ignorés, leurs ignominies à faire dégueuler des hippopotames !… L’oeuvre d’art qu’est mon livre les a tous trompés. Les uns ont été délivrés d’une énorme peur et les autres frustrés de la plus sale espérance.

C’est pour cela qu’ils ne l’achèteront pas, mon cher Bellé. Que voulez-vous que ces idiots de comptoir ou de bureau, capables seulement de lire des indicateurs ou des catalogues, fassent d’un livre où il n’est pas dit, à chaque page, que le percepteur couche avec sa belle-mère, que le juge de paix pratique la sodomie avec le second vicaire, que le premier adjoint a fait vingt-cinq ans de bagne ou que le conducteur des ponts et chaussées est affilié à une bande de cambrioleurs, etc., etc. ?

Enfin je suis châtié comme il faut, vous le reconnaissez vous-même. Il est certain que le gros épicier dont vous me parlez, lequel se mit à me vendre consciencieusement de la merde, le jour où il apprit que j’étais un pauvre et qui croit, aujourd’hui, que je lui fais l’honneur de me souvenir de lui ; il est bien certain, dis-je, que cet honorable gaga me flagelle très-durement lorsqu’il me reproche d’être un renégat moins intéressant que Charbonnel. Il a raison Charbonnel est un bougre fort pratique, ne méprisant pas les épiciers et respectueux de l’argent, surtout lorsqu’il a été ramassé dans les étrons. Je lui suis donc inférieur, môme comme renégat.

3 juin 2022

Quand tu vis dans un monde « à faire dégueuler des hippopotames » Léon Bloy est ton meilleur ami.

Romain Guérin

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